RUE DE PARIS
Galerie Christophe Gaillard, Paris
2018


Derrière ses lunettes de vue, Pablo Tomek regarde souvent de travers. Deux pupilles tendance
insolentes et franches, cultivant cette attitude corrosive que l’on retrouve chez ceux qui ont forgé
leur réputation en mettant leur peinture au dessus des lois. Les rues de Paris connaissent bien
Pablo Tomek, qui les a fréquentées en y faisant ses premières expériences picturales: dans un
passé proche, l’artiste dont le pseudonyme trahit volontairement des origines polonaises, s’est
longtemps obstiné à corrompre l’académisme inoffensif du graffiti qui, à l’aube du XXIème siècle,
s’épuisait dans un formalisme quasi artisanal et des dérives purement décoratives. Mais comme la
rue appartient à la rue, à sa gratuité, à ses mésaventures et à ses impasses, l’artiste a aujourd’hui
fait évoluer sa pratique, passant des rues de Paris à la Rue de Paris où il s’enferme très
régulièrement dans son atelier au coeur du no man’s land industriel de Bobigny (9.3). Un
laboratoire où Pablo Tomek se met chaque jour aux pieds du mur et tisse des liens entre son flow
et son attitude issue du graffiti de rue avec l’héritage de la peinture expressionniste abstraite tout
en détournant des techniques et des esthétiques ouvrières qu’il repère dans l’espace public. Une
rencontre entre la peinture en croûte moderne et la peinture utilitaire et anonyme qui colonise, l’air
de rien, les paysages urbains.

L’artiste explique : « Les ouvriers étalent du blanc de Meudon - une peinture à base de craie diluée
à l’eau - sur les vitres, pour se cacher des regards indiscrets. Cette pratique est caractérisée par
des mouvements énergiques du bras et par l’empreinte des éponges utilisées. On rencontre ces
peintures anonymes dans la ville, au hasard des rues : certaines sont opaques, d’autres moins,
certains mouvements sont vifs et agressifs tandis que d’autres exécutés plus lentement produisent
des formes douces et presque reposantes. "L’ouvrier artiste peintre" partage alors, aux yeux de
tous, une peinture intimement liée à son état d’esprit, à sa condition et à ses émotions au moment
où il agit. Il offre, volontairement ou non, une peinture expressive et abstraite en plein contexte
urbain. Sa pratique propose alors une nouvelle forme d’occupation visuelle de la ville. En me
réappropriant cette technique, le blanc initialement utilisé varie vers la couleur, pour finir par son
contraire, le noir. Ce renversement permet de questionner les conséquences de cette pratique
dans le champ de l’histoire de la peinture et de notre rapport à l’espace public.»

Aux frontières du réel

Pablo Tomek a les mains sales. Sa peinture est plongée sous tension : celle du corps à corps avec
la ville, ses murs et ses normes, celle de la confrontation avec la toile. En atelier, Tomek presse
ses éponges qui regorgent d’eau et de peinture pour saturer la surface de ses tableaux. La
peinture qui née de cet étalement anarchique puis de sa quasi auto destruction au Kärcher fait
alors écho aux touches de pinceaux pop de Roy Lichtenstein, aux taches insomniaques de
Chistopher Wool, aux empâtement de Jean Fautrier et aux vitrines de Bertrand Lavier qui s’était
approprié lui aussi des tableaux ouvriers. Dans la peinture encore humide et délavée, Pablo
Tomek trace ensuite au doigt des signes bruts aperçus dans la rue, griffant sa peinture comme le
font les touristes dans la poussière des villes, dans l’écorce des cactus ou sur la surface des murs
antiques pour laisser une trace de leur passage. Un « S » américain surgit dans le noir, celui du
bling bling teinté Hip Hop et repris pour le logo de la marque de street wear Stussy, ce « S » qui a
marqué les cultures populaires et qui continue d’être tracé dans les cahiers des écoliers qui

noircissent des feuilles pour tuer le temps. Ailleurs, une nature morte est improvisée: une pêche
recouverte d’un vagin, comme la rencontre fortuite entre les emojis, ces petits signes graphiques
qui traduisent nos émotions 2.0, et les graffitis tracés dans les pissotières publiques, ces écritures
vulgaires qui trahissent l’humour corrosif et les frustrations qui hantent quelques marginaux. Les
mots « TOY » et « GHETTO » frappent d'autres tableaux, rappelant que le graffiti est un jeu d’égo
viril et de street crédibilité où l’écriture de son nom vise à devenir le Roi. Ailleurs, on retrouve un
mégot (surement celui d’une pause clope, d’un ouvrier fatigué sur un chantier), une silhouette
anonyme comme celles gravées dans les murs photographiés en clair obscur par Brassaï dans les
années 1930 ou encore le dessin d’un flingue ou celui d’un palmier style carte postale et dont les
traits naïfs rappellent ceux des tatouages piqués de manière précaire en prison.
En camouflant dans ses tableaux ces signes prélevés dans son environnement direct - celui de la
rue et celui d’internet où il vagabonde à la manière des situationnistes -, Pablo Tomek prolonge à
sa manière les obsessions des nouveaux réalistes. Comme l’écrivait Pierre Restany 1 : « Les
nouveaux réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand Œuvre fondamental dont ils
s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance. Ils nous donnent à voir le réel dans
des aspects de sa totalité expressive. Et par le truchement de ces images spécifiques, c’est la
réalité sociologique toute entière, le bien commun de l’activité des hommes, la grande république
de nos échanges sociaux, de notre commerce en société qui est assigné à comparaître. » C’est
cette encore cette réalité brutale qui irrigue les installations de Tomek mises en scène pour la
première fois face à ses peintures dans l’espace principal de la galerie Christophe Gaillard.
Pendant plusieurs années, l’artiste a récupéré et stocké des bâches peintes par des anonymes ou
parfois par lui-même, par accident, lorsqu’il les déployait sur les sols des rues pour faire croire aux
passants que sa pratique de peinture de rue était légale. Ces tapis plastique peints au rythme de
l’aléa portent alors les ultimes traces et projections périphériques de peintures de rue déjà
oubliées et effacées. Ces artefacts piétinés sont alors compressés et mis sous verre double vitrage
volés, encadrés par des socles en polystyrène décomposés et soutenus par de la ferraille. Autant
de sculptures qui empruntent leurs formes aux débarras que Tomek croisait au coin des rues et
qu’il avait souvent repeints en chrome ou doré pour attirer notre regard sur ces natures mortes
négligées.
En devenant faussement maitre-d’œuvre (MŒ), Pablo Tomek revisite de manière plastique et
conceptuelle l’esthétique précaire et utilitaire des chantiers et des zones mortes des territoires
urbains, et se joue de leur charge politique, comme celui de l’idéal des villes propres renvoyant à
l’hypothèse de la vitre brisée, théorie au coeur des politiques sécuritaires actuelles. Observant la
ville par ses failles et ses à-côtés, l’artiste extrait des rituels ouvriers et des objets délaissés un
nouveau langage, souvent inachevé, au carrefour des marges de la peinture et des rénovations
urbaines, sur fond d’institutionnalisation des pratiques undergrounds et de gentrification des
quartiers populaires. Alors la peinture de Pablo Tomek ne fait pas mentir Roland Barthes qui
écrivait à propos de l’œuvre de Cy Twombly 2 : « prenez un objet usuel : ce n’est pas son état neuf,
vierge, qui rend le mieux compte de son essence; c’est plutôt son état déjeté, un peu usé, un peu
sali, un peu abandonné. Le déchet, voilà où se lit la vérité des choses.»

Hugo Vitrani